Ana Neves: Dans cet article, vous décrivez le Knowledge Sharing Canvas comme un “outil accessible et efficace, qui s’adresse à tous ceux qui s’investissent pour améliorer la connaissance collective au sein de leur entreprise pour la rendre plus performante”. Que considérez-vous comme réseau de partage de connaissances ? Quelles en sont les composantes essentielles ?
Raphaël Briner: Les réseaux de partage de connaissances sont très inclusifs; premièrement, tous les réseaux sociaux d’entreprise, de gestion d’information, les intranets et les plateformes collaboratives. Je considère même une conférence comme étant un réseau de partage de connaissances. L’événement offre des contextes et des enjeux clairs. Les orateurs viennent exposer leurs pensées, souvent à l’aide d’histoires, et l’audience interagit via Twitter comme canal de retour avec des signaux positifs ou négatifs. Le Knowledge Sharing Canvas a été imaginé afin d’inclure le monde physique au sein de l’effort de cartographie de la connaissance collective.
Facebook est certainement l’un des plus grands réseaux de partage de connaissances. Les contextes, essentiellement les sujets du jour, changent en fonction des nouvelles du monde et des moments personnels épiques des individus. La plupart des gens ont compris que les histoires personnelles génèrent plus d’audience dans le “top feed” que de simples liens partagés. Les histoires mettent l’information dans un contexte donné et engagent les gens au-delà des likes. Elles permettent aux gens de percevoir la motivation qui se cache derrière la publication et pourquoi elle est pertinente. Bien sûr, une image est une magnifique histoire! Dans notre vie personnelle, nous choisissons Facebook plutôt que d’autres réseaux sociaux car nous savons que nous aurons une attention plus large. Le succès des likes repose essentiellement sur leur capacité à rendre explicite cette attention obtenue.
Toutes les entreprises exercent des activités de partage de connaissances bien qu’elles soient beaucoup plus complexes et distribuées que celles d’une conférence. Plus l’activité est explicite, plus la chance est grande de battre ses concurrents, que ce soit pour innover, planifier, améliorer les interactions avec les consommateurs et les employés. Je n’ai aucun doute que des sociétés telles qu’Amazon, Tesla, Airbnb et toute autre prodigieuse startup sont en train de construire un capital intellectuel de premier rang, et souvent partagé publiquement.
Dans cette quête de pertinence et d’amélioration de l’expérience des employés et/ou des consommateurs, il est intéressant de mettre en place des ateliers avec vos employés et partenaires afin de déterminer comment votre entreprise peut favoriser une culture de la connaissance (et pas seulement de l’innovation), quels seront les rôles, les idées, les points bloquants, les leviers de croissance du réseau, les attentes… C’est exactement le but du KSC. L’utiliser pour structurer vos conversations, pour amener à une compréhension collective d’une situation globale.
Il vous aide à définir:
AN: Croyez-vous en la création de réseaux sociaux de connaissances ou au développement des réseaux existants? (Autrement dit, mieux vaut-il en créer? Ou devrions-nous plutôt les identifier afin de les entretenir?)
RB: Les réseaux de partage de connaissances existent dans toutes les entreprises. Tous ne sont pas encore numériques. Cette connaissance doit-elle être centralisée ou distribuée? Les outils de partage de connaissances sont-ils utilisés à leur plein potentiel?
D’expérience, lorsque nos clients migrent leurs utilisateurs d’une platforme plus ancienne à une nouvelle, le succès de l’opération dépend tant de l’objectif que de l’énergie des personnes responsables (Euan Semple, 2014). Déplacer des bases de connaissances, des fichiers ou des données, n’est pas un problème. Déplacer les gens d’une plateforme à l’autre n’en est pas un non plus, pour autant que la nouvelle expérience proposée soit prometteuse et attirante. Il en est de même dans la vraie vie.
Par exemple, le Web Summit déménage à Lisbonne après des années de présence à Dublin. Nouveaux orateurs, sujets inédits et un réseau redéfini, incluant des sous-réseaux. Et évidemment, une nouvelle expérience. Mon ami Laurent Haug, fondateur du Lift, conférence Suisse sur l’innovation digitale en Europe, m’a confié un jour que la plus grande difficulté est de garder un réseau frais et énergique après les premières années. Qualité versus quantité, un enjeu universel toujours lié aux ressources jours/homme disponibles, et dès maintenant sujet aux algorithmes et à l’automatisation. Le Web Summit a d’ailleurs réalisé un travail de newsletter étonnant avec des messages très profilés et personnalisés. Le tout nourri par une simple promesse: “Ils seront ici, et vous?”
Le résultat? Ils sont passés de 1.000 à 30.000 participants !
AN: Le KSC considère les Relations et les Attentions comme des niveaux ultimes. En quoi ces deux éléments sont-ils si importants ?
RB: La façon dont vous équilibrez ces deux éléments va définir le succès de votre projet. Demander de mettre trop de contenus en Relation, par exemple exiger l’application de 20 tags sur chaque document, va réduire l’engagement, en créant trop de friction pour chaque contribution. Demander trop d’Attention, par exemple par l’envoi d’une newsletter quotidienne, va également réduire l’engagement, notamment en créant trop de bruit pour l’audience. Il s’agit là clairement d’une question de maîtrise du poids de la gouvernance et de la gestion des notifications.
Le succès de la mise en route des réseaux sociaux réside dans une simple promesse implicite: vous percevrez une Attention à l’échelle de votre entreprise. Un objectif inatteignable, il y a quelques années encore, avec un ECM classique (Lee Bryant, 2015) ou un intranet, qui ne disposaient pas de système de notifications ou d’emailing, ni de retours ou de conversations. J’observe un grand nombre de projets, en phase pilote, qui expérimentent divers moyens d’atteindre leurs employés, de les engager, de réutiliser et de capitaliser le contenu de manière pertinente et de maintenir cette activité sur le long terme.
Je crois fortement que le partage de connaissances est le premier vecteur dans notre défi d’embrasser le changement. À mes yeux, il repose sur une dose équilibrée d’histoires hebdomadaires, de découvertes, de “check-in/check-out” quotidiens et de meetings mensuels de type “design-thinking”. Ces activités réduiront significativement la taille, le nombre ou la durée des meetings au profit tant de l’humain que du digital (Bayron, 2015). Ça veut dire réinventer la façon d’obtenir l’attention (et la reconnaissance).
AN: Selon vous, comment et quand utiliser le KSC ? Et par quel public ?
RB: J’ai su, dès son origine, que le KSC se devait d’être le plus universel possible. Je n’ai donc pas souhaité mettre en avant l’écosystème d’Elium. Je m’adresse d’abord aux mondes académique, institutionnel et économique, qui peuvent l’utiliser comme carte pour trouver des réponses sur :
J’encourage vivement les ressources humaines, l’innovation, les responsables commerciaux, tout leader à utiliser le canvas comme outil de réflexion, lors d’un atelier ou une étude de cas. Nous avons tous un flux de partage de connaissances plus ou moins actif.
AN: Vous avez créé le KSC dans le cadre professionnel d’Elium (anciennement Knowledge Plaza), une plateforme de partage de connaissances. Pourquoi pensiez-vous qu’il était important d’offrir un tel outil?
RB: Quand j’ai conçu le KSC, je n’avais pas d’objectif précis si ce n’est une inspiration claire dans un environnement dynamique! J’ai eu la chance de passer six mois à Manchester pour observer Hyperlsland, une école incroyable focalisée sur la transformation digitale et sur l’expérience. Ils utilisent des outils, méthodes et modèles tels que le Double Diamond et Design Kit. J’ai réalisé que dans mon propre domaine, un tel canvas n’existait pas; je l’ai créé dans le but de le rendre mémorable. Lors de la première présentation au sein de mon entreprise, j’ai expliqué que le canvas pouvait être utilisé à n’importe quel niveau de l’organisation. En me mettant à la place de chacun, j’avais un exemple d’usage pour chaque équipe et le KSC a rapidement été adopté par mes collègues (par exemple, à chaque rencontre physique avec un prospect, nous l’utilisons pour entrer en matière). Ensuite, j’ai écrit une série de questions et d’exemples pour chaque bloc en me basant sur ma propre expérience et mes lectures.
Après des mois de réflexions, de tests avec des managers et chefs de projet inconnus, plus de 20 workshops dans une dizaine de villes européennes, je peux dire que cette première itération du KSC était appropriée et répond bien aux besoins de différentes équipes (KM, Ressources Humaines, Stratégie, Collaboration et Communication Interne). Au sein d’elium, notre plan de route a même été influencé par le canvas.
Par ailleurs, lorsque je travaillais à l’Impact Hub de Genève (un espace de coworking), on m’a demandé de présenter le canvas à deux directeurs du WWF. Ils étaient en plein lancement d’un projet disruptif avec un nouveau business model au sein de l’organisation. En une trentaine de minutes, leurs KSC étaient remplis de leurs propres réflexions. Ils avaient assimilé à quel point la connaissance pourrait donner lieu à l’acquisition de projets, de ressources et de soutien de l’ensemble du réseau WWF. Au-delà de ces avantages, ils ont pris conscience que le partage de connaissances allait faire la différence à la fois sur le terrain et en interne. Le KSC les a aidés à atteindre ces conclusions par eux-mêmes en un seul atelier! Une pensée orientée stratégie accompagnée d’un outil de facilitation, le tout soutenu par un modèle conceptuel intégré, c’est simplement la meilleure approche pour démarrer et itérer sur tout projet !
AN: Pourquoi avez-vous perçu le besoin de créer un instrument qui s’appuie sur l’usage de papier et de stylos pour guider une réflexion autour d’un sujet numérique ?
RB: Nous avons tous ce rêve d’un réseau social externe et interne qui évoluerait naturellement et à distance. Dans l’intervalle, les réunions en personne sont encore nécessaires pour aligner un groupe sur des compréhensions et des actions stratégiques. L’avantage d’un outil papier-crayon est sa capacité à activer l’équipe durant une tâche réflective. Ce format visuel catalyse les processus de réflexions. Grâce à l’usage du KSC et d’autres canvas de Design Thinking, nous avons la capacité de partager un schéma de pensée, appelant les participants à cartographier visuellement des réponses complexes et à comprendre le processus circulaire de partage de l’information. Par ailleurs, le Strategic & Design Thinking ont maintenant été sérieusement adoptés par les entreprises du 21e siècle. Elles souhaitent que les accélérateurs divergent et convergent ensemble. Elles sont conscientes qu’elles font face à quelque chose d’ambigu, de social, hautement inclusif avec différentes manières de soutenir des processus internes qui changent rapidement et peuvent être modifiés quotidiennement à n’importe quel instant. Parfois, le canevas sert de simple artefact pour leur réseaux internes et les personnes sont heureuses d’avoir un outil sous la main, même s’il reste vide.
AN: Pouvez-vous partager une ou deux histoires de moments-clés suite à l’utilisation du Knowledge Sharing Canvas ?
Entretien avec Peter Latham de JoinTheDots
RB: Nous avons plusieurs agences de publicité et de recherche comme clients. Une de celles-ci est basée à Manchester. J’ai eu l’opportunité de réaliser un entretien en employant le KSC et j’ai été très surpris de voir à quel point l’outil l’a aidée à structurer sa réflexion. Nous avons pu en dégager une meilleure compréhension de sa situation, particulièrement le POURQUOI et le QUI.
Lors du dernier Club Utilisateurs à Paris, j’ai invité 25 clients d’Elium afin de cartographier grâce à des questions neutres ce qu’ils font bien dans leurs réseaux, ce qui peut être amélioré, quels sont les problèmes auxquels ils font face. Nous avons reçu plus de 100 post-its en 10 minutes. Grâce à des annotations formelles, j’ai pu les classer de manière très structurée.
J’ai trouvé les réponses très stratégiques et elles m’ont aidé à saisir que nos clients étaient confrontés à des défis culturels notables et qu’ils souhaitaient que le KSC leur fournisse plus de questions de planification stratégique. Grâce à leurs réponses, j’ai réalisé à quel point la culture, la collaboration et le partage de la connaissance sont intrinsèquement liés. La conséquence directe de cet atelier sont les deux outils suivants:
AN: Je suppose que vous encouragez vos clients à utiliser le KSC afin de les aider à mieux définir la structure de leur plateforme elium. Pourriez-vous donner des exemples sur la manière dont vous exploitez les réponses du KSC avec le paramétrage de la plateforme?
RB: Nous sommes actuellement en train d’intégrer le KSC dans la méthodologie ADOPT de notre programme Customer Success. Il fait partie de notre journée d’introduction. C’est un excellent fit car nous ne possédions pas encore de méthode de facilitation. Mes collègues l’utilisent pour avoir une meilleure discussion autour de la stratégie, pour partager un langage et une cartographie commune, pour structurer les réponses-clés. Le format du canvas empêche d’entrer trop dans le détail, il reste dès lors à un niveau stratégique. Pour la planification, ils utilisent principalement un calendrier classique. Deux à trois mois sont nécessaires au déploiement. Comme pour n’importe quel atelier, ils prennent des photos des murs et réécrivent le tout. Ces informations sont ensuite partagées avec toutes les parties prenantes au sein d’un espace privé sur notre extranet.
Je recommande vraiment à tous nos clients de regarder en détail le KSC au moins une fois, et de l’utiliser comme checklist. Les personnes ayant développés davantage leur “cerveau gauche” (les architectes de l’information) verront qu’ils mettent toute leur énergie dans la partie gauche du canvas (Contextes, Avoirs et Relations). Les personnes ayant développés davantage leur “cerveau droit” (les managers de la communication interne) observeront qu’ils se concentrent beaucoup sur la partie communication et collaboration (Histoires, Attention et Feedback).
Si un de ces blocs est oublié, il vous manquera un ingrédient-clé pour votre succès.